Première fermentation : définition, enjeux et héritages


  • Pour comprendre ce qui se joue chez André Tixier, penchons-nous d’abord sur les fondamentaux. Dans l’élaboration du champagne, la première fermentation est ce moment pivot où le moût – ce jus clair issu délicatement du pressurage – se transforme en vin de base sous l’action des levures, ces êtres minuscules et pourtant capables de bouleverser une vendange entière.

    Cette transformation n’est pas qu’un simple passage du sucre à l’alcool : elle détermine le profil aromatique, la texture, l’énergie du vin encore tranquille qui, plus tard, deviendra champagne. Ici, chaque choix – température, levures, contenants – dessine une trajectoire propre, loin des dogmes, au plus près de la personnalité de la cuvée et du terroir.

    • Première fermentation : l’étape qui compte, car elle modèle 75 à 80 % de l’identité finale du champagne (source : Comité Champagne – CIVC).
    • Deuxième fermentation : la prise de mousse, qui lui donnera ses bulles, n’est qu’un prolongement, certes spectaculaire, mais pas fondateur de ce goût initial.


Un choix fondamental chez André Tixier : tout démarre à la vigne


  • Ici, pas de secrets : une première fermentation respectueuse commence bien avant l’entrée en cuverie. Chez André Tixier, le soin apporté à la vigne – taille douce, observation constante de la maturité, vendange manuelle – garantit un raisin sain, équilibré, parfaitement adapté à une fermentation naturelle, sans béquille inutile.

    Une anecdote : lors du millésime 2018, particulièrement solaire, les équipes ont repoussé la date de la récolte de deux jours pour quelques hectares seulement, afin de préserver la fraîcheur d’acidité. Ce choix délicat, quasi chorégraphique, a permis d’obtenir des moûts équilibrés, moins sujets à des fermentations « explosives » et donc plus propices à une lente élaboration, signature de la maison.


Des levures indigènes, des cuves variées : la voie de l’expression


  • Alors que la plupart des grandes maisons s’appuient sur des levures sélectionnées, calibrées pour leur capacité à fermenter vite et sans surprise, André Tixier fait une part belle aux levures indigènes, celles présentes sur la peau des baies et dans la cave elle-même.

    • Environ 65 % des lots fermentent spontanément, une proportion rare dans l’appellation (source : La Revue du Vin de France, 2022).
    • Pour les années compliquées, ou certains lots de Meunier à la maturité fragile, une ensemencement peut être pratiqué, mais à partir d’une souche maison, conservée de millésime en millésime.

    Quant au choix des contenants, la cuverie d’André Tixier ressemble, selon les vins, à un laboratoire poétique. Cuves inox thermo-régulées, foudres de chêne champenois, demi-muids de plusieurs âges : chaque assemblage goûte différemment selon son réservoir, comme si chaque cuve écrivait sa petite musique.

    Que permet cette diversité ?

    • L’inox garde la netteté cristalline des arômes primaires : fruits blancs, agrumes, jeunesse et peps pour le Chardonnay.
    • Le bois – jamais dominant, mais toujours respirant – assouplit la structure, micros-oxygène le vin, introduit une douceur tactile et des notes plus complexes, épicées ou miellées.
    • Cette répartition varie selon les années et les cuvées, mais environ 20-25 % des jus passent en bois, un ratio en nette progression sur les cinq dernières vendanges.


La gestion des températures, une question de tempo


  • Au sein du chai, l’attention portée à la température relève presque de la veille d’orchestre. Chez André Tixier, les fermentations ne sont pas lancées en trombe pour finir vite. Le mot d’ordre : prendre le temps. On vise une plage basse, entre 15 et 18°C, soit 2 à 3 degrés de moins que la pratique courante dans l’appellation (souvent autour de 20-22°C – source : Vignerons Indépendants Champagne, dossier technique 2022).

    • Cette décélération volontaire prolonge la fermentation sur 12 à 19 jours (contre 7 à 10 dans les maisons les plus technologiques).
    • À la clé : des arômes préservés, moins d’esters « verts », davantage de finesse florale et une bouche plus polie à la dégustation.

    Ce choix n’est pas sans risques : une fermentation plus lente s’accompagne parfois de phases de « ralentissement », dangereuses si la cuverie n’est pas parfaitement propre. La rigueur quotidienne – lavage, nettoyage, suivi analytique – est donc d’autant plus cruciale.


Un engagement limité en SO : respect du jus et du vivant


  • Un des partis-pris les plus audacieux de la maison reste la gestion minimisée du dioxyde de soufre (SO), agent conservateur traditionnellement ajouté pour stabiliser les moûts et éviter des déviations microbiennes durant la fermentation.

    André Tixier le dose a minima, préférant ne pas « castrer » les levures indigènes. Les ajouts ne dépassent jamais 25 mg/L à l’encuvage, soit une teneur deux fois moindre que le seuil généralement accepté en Champagne (50 mg/L – Source : Comité Champagne, Guide Technique 2020). Cette approche demande une maîtrise parfaite des températures et de l’hygiène mais autorise une plus grande richesse aromatique et une microfaune plus active lors de l’élevage sur lies.

    Les résultats sont tangibles : sur les cuvées Blanc de Noirs, le fruité du Pinot Meunier s’exprime sans maquillage, avec des notes de pomme mûre et de coing. Sur les Bruts sans année, le dosage bas et la fermentation lente apportent une trame saline, rare signature du terroir de sable caillouteux de Chigny.


Des dégustations chronométrées, pour ajuster l’avenir de chaque cuvée


  • Ici, la première fermentation n’est jamais automatique : chaque cuve fait l’objet de dégustations régulières, parfois deux fois par jour en fin de processus. L’œnologue maison (Claire Tixier durant 12 millésimes, relayée aujourd’hui par son neveu Adrien), associée au chef de cave, goûte, note, sciellle. Le choix de stopper la fermentation par mutage ou de laisser filer quelques heures de plus peut faire basculer l’équilibre d’un vin sur des notes plus suaves ou plus tendues, selon le profil du millésime.


Secrets de la maison : anecdotes et singularités


    • En 2021, année difficile pour les Pinots, un lot de Meunier a volontairement été laissé à fermenter 24h de plus en foudre, exposé à une légère baisse de température nocturne : résultat, une trame sur la poire, très pear drop, qui a rejoint la cuvée Terroir Rêvé.
    • La Maison conserve chaque année un « vin mémoire », résultat d’une fermentation spontanée sans AUCUN ajout ni correction, à seule fin de suivre l’évolution aromatique pure d’un jus de Chigny. Ce vin n’est jamais vendu mais sert de référence interne pour percevoir la « main invisible » du terroir.


Pourquoi cette première fermentation façon Tixier fait la différence ?


  • En Champagne, l’uniformisation industrielle guette, et la tentation de lisser chaque détail technique pour éviter toute prise de risque est grande. Mais chez André Tixier, il s’agit de porter chaque millésime comme une œuvre en devenir : la fermentation longue, la diversité des supports, la place laissée à la levure autochtone, tout concourt à la pluralité, à l’émotion du buveur curieux. Cette approche nourrit un style « à l’ancienne », mais jamais passéiste – le vin de base n’y est pas simple candidat aux bulles, mais une matière noble, vivante, prête à raconter son année et sa parcelle.

    Les dégustateurs avertis le notent souvent : au sortir de la première fermentation, les vins de base André Tixier présentent « une ampleur, une complexité florale et une fraîcheur ciselée » qui résistent au temps, même après 5 à 7 ans en cave (source : Bettane+Desseauve 2023).


Vers une montagne de Reims redevenue vivante aux yeux du monde


  • La première fermentation est, pour André Tixier, un manifeste du respect de la matière première et de la singularité du climat de Chigny-les-Roses. Loin d’une simple étape technique, elle devient l’aiguillon de tout un style, la promesse tenue d’un champagne expressif, jamais bâillonné, attentif à l’émotion du millésime autant qu’à la tradition familiale. C’est là, dans la discrétion des cuveries fraîchement lavées et le calme des soirs d’automne, que naît la différence, à toucher du doigt – ou du nez – dans chaque flûte partagée sur le coteau.

En savoir plus à ce sujet :